Kiciweok, un lexique de 13 mots autochtones qui donnent un sens :
Entretien avec Émilie Monnet
En Anishnaabemowin, le mot Kiciweok signifie « ils/elles ont une voix forte et claire ».
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Nayla Naoufal : Comment as-tu choisi les artistes qui participent à Kiciweok, lexique de 13 mots autochtones qui donnent un sens ?
Émilie Monnet : Ce qui a façonné le spectacle, ce sont les rencontres, des coups de cœur pour le travail artistique de certaines personnes. Certain-e-s participant.es ont pour médium l’écriture et la poésie, et d’autres pas du tout. Par exemple, Hannah Claus vient du monde des arts visuels, et Catherine Boivin entremêle performance et arts médiatiques dans son travail. George Sioui, lui, est philosophe et historien.
Ce qui me plaisait, c’était la pluralité des pratiques. C’était aussi important qu’il y ait une diversité dans les nations Autochtones présentes sur scène.
N.N. : Quel était ton rôle dans le processus de création?
É.M. : Mon rôle à moi, en tant que metteure en scène, était d’encadrer et de tricoter ensemble toutes les paroles des participant.es, de trouver une fluidité et un ordre pour les propositions de chacun-e, de guider et proposer des choses… C’était de créer un contenant, un tout. Le spectacle était ponctué de capsules d’animation conçues par l’artiste visuelle Meky Ottawa pour présenter chacun des mots Autochtones dans le spectacle. La chanteuse et musicienne Moe Clark assurait les transitions sonores entre chacune des prises de parole et interagissait fréquemment avec les artistes. Ce qui m’a frappée, c’est que plusieurs personnes voulaient chanter!
N.N. : Certains des mots Autochtones choisis par les artistes sont ce qu’on appelle des termes-concepts ou des mots-concepts. Que veut dire cette expression?
É.M. : Cette expression fait référence à des mots qui n’ont pas d’équivalent en français et en anglais. Parfois, il faut une phrase entière pour essayer d’en traduire le sens. Par exemple, Eatenonha, le mot choisi par George Sioui en Wendat dans Kiciweok, est un mot-concept. Il signifie, comme l’explique George, « le principe du féminin au cœur même de la démocratie ». Cela veut dire que la démocratie est impossible si elle n’est pas portée par les femmes. Les mots-concepts véhiculent des conceptions du monde, des valeurs, des manières d’être relié-e au monde vivant…
Tous les mots choisis par les artistes n’étaient pas des mots-concepts. Certains d’entre eux sont emplis d’humour et ont donné lieu à des performances très cocasses. Par exemple, Mikon Niquay-Ottawa a choisi le mot atikamekw Otapan, qui signifie voiture. Elle raconte que ce mot vient de la phrase en français « on est en panne », il a été inventé lorsque la première voiture a fait son apparition à Manawan.
N.N. : C’est donc un mot relativement nouveau. Le discours colonial véhicule souvent l’idée selon laquelle les langues Autochtones ne changeraient plus, qu’elles appartiendraient au passé… Cette idée est fausse, les langues Autochtones sont en mouvement perpétuel, n’est-ce-pas?
É.M. : Les langues Autochtones évoluent tout le temps! De nouveaux mots sont constamment créés, car le monde change. Les langues Autochtones sont vivantes et non figées dans le passé. Comme les cultures, elles s’adaptent continuellement à l’époque d’aujourd’hui.
N.N. : Les langues des Premières Nations, des Métis et des Inuits sont imprégnées d’une autre idée du monde, propre à l’Autochtonie. Notamment, les relations avec le monde vivant y sont essentielles. Les langues Autochtones contiennent-elles des savoirs spécifiques sur le territoire et la nature?
É.M. Oui, il y a une connexion très intime entre les langues Autochtones et les territoires où elles sont ancrées. Certains mots reproduisent les sons que font les animaux, c’est comme si tu entendais le territoire, les oiseaux, la rivière…
N.N. : Certains des mots Autochtones choisis par les participant-e-s à Kiciweok sont-ils marqués par cette connexion intime au territoire?
É.M. : Je dirais que oui. Par exemple, la poète innue Marie-Andrée Gill a choisi le mot Kuapetsip, qui désigne un instrument servant à briser la glace au printemps pour cueillir l’eau de la rivière. Le mot de Joséphine Bacon était mitinikanishaueu, qui veut dire en Innu Aimun « l’art divinatoire de lire sur les omoplates d’animaux ». Lorsque les Innus étaient nomades, comme l’expliquent Joséphine, ils faisaient chauffer une omoplate de caribou et interprétaient le dessin qui s’y formait, ce qui leur permettait de pouvoir localiser les troupeaux.
La poésie de Joséphine Bacon redonne une place aux mots innus afin qu’ils continuent d’exister. Certains mots seront voués à disparaître si on ne les utilise plus, si les objets ou les pratiques auxquels ils font référence n’ont plus leur utilité dans le monde d’aujourd’hui. Se perdent alors non seulement ces mots, mais aussi les savoirs qu’ils contiennent…
N.N. : C’est comme si chaque langue Autochtone comportait une terminologie de savoirs scientifiques sur le territoire où habite une communauté, la faune, la flore, et comment habiter ce territoire.
É.M. : Je suis d’accord. On dit souvent que les langues Autochtones sont des réservoirs de savoirs, de traditions, de manières de voir le monde et d’habiter les territoires dans leur spécificité. Elles constituent notre héritage.
N.N. : Tu es en toi-même en démarche d’apprentissage de l’Anishnaabemowin, la langue algonquienne parlée par les peuples Autochtones Anishinaabeg, dont tu fais partie.
É.M. : Oui, c’est une manière de nourrir mon lien à ma famille et ma culture du côté maternel. Ça réveille quelque chose d’important en moi. Comme le sentiment d’être en train d’activer une mémoire, ou de rallumer un feu.
Je suis des cours d’Anishnaabemowin, même si ce n’est pas toujours de manière régulière. Véronique Thusky est ma professeure, et cela fait quelques années que j’apprends d’elle. Il y aussi l’organisme Native Montreal qui offre des cours en plusieurs langues Autochtones. C’est une ressource précieuse à Montréal. Je dirais que ma pratique artistique me permet de progresser plus rapidement, mes projets artistiques deviennent alors un canal d’apprentissage de l’Anishnaabemowin.
N. N. : Revitaliser, réanimer les langues Autochtones, c’est une démarche politique, n’est-ce-pas?
É. M. : Oui, absolument, ce n’est pas pour rien que le gouvernement colonial a essayé d’éradiquer les langues Autochtones. Perdre sa langue, c’est être arraché-e de son identité, de sa connexion au territoire… Je crois que lorsque les gens sont déconnecté-e-s de leurs cultures, de leurs langues et des histoires qui les relient au territoire, c’est plus facile pour le gouvernement de s’accaparer leurs terres et les ressources naturelles.
Retrouver les savoirs de nos ancêtres, se réapproprier nos langues, nos cérémonies, nos traditions, cela fait partie des mouvements et des processus de ré-autochtonisation, de revendications, de réaffirmation de la présence Autochtone au sein du territoire.
N. N. : Selon la chercheure maorie Linda Tuhiwai Smith, les langues des peuples Autochtones sont des liens ininterrompus avec leurs histoires.
É. M. : Les langues Autochtones transmettent des manières de voir et d’être en relation avec l’univers. Par exemple, le féminin et le masculin n’existent pas en Anishnaabemowin. Par contre, la langue distingue ce qui est animé de ce qui est inanimé. Lorsque tu entends une personne parler cette langue, tu as immédiatement conscience d’une vision du monde particulière.
N. N. : Ça me fait penser à la survivance, ce concept formé à partir des mots survie et résistance, créé par l’écrivain et penseur Autochtone anishinaabe Gerald Vizenor. Linda Tuhiwai Smith parle de célébrer la survivance, par des événements où des artistes et des conteur-euse-s se réunissent pour honorer la vie et la collectivité. Kiciweok est un événement qui célèbre la survivance, n’est-ce pas?
É. M. : Oui, Kiciweok est un spectacle conçu comme un happening, c’est très festif, l’ambiance est décontractée. On célèbre le fait d’être ensemble. Tous les artistes sont sur scène tout le long du spectacle, et se passent les micros comme s’ils étaient des bâtons à parole. On a organisé la première de manière à ce qu’elle coïncide avec la treizième pleine lune de l’année, c’est une façon de rendre hommage aussi bien aux savoirs de nos ancêtres qu’aux porteurs et porteuses de ces savoirs. La transmission intergénérationnelle est vraiment tangible sur scène.
Il y a certainement une réflexion à faire sur la résistance par la fête, sur le lien entre le politique et le festif. Il y a quelque chose de très politique dans le seul fait d’être ensemble, d’investir un lieu comme la grande salle du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, chef-lieu de la dramaturgie franco-canadienne depuis cinquante ans. C’était très émouvant de voir autant de corps Autochtones se mouvoir sur scène, d’entendre autant de mots dans des langues différentes. On prend notre place, on partage qui l’on est. C’est comme une petite révolution dans le monde théâtral.